mardi 30 juin 2015

La cantate "Nach dir, Herr, verlanget mich" (BWV 150) de J. S. Bach



Parmi les cantates de Johann Sebastian Bach, "Nach dir, Herr, verlanget mich" (BWV 150) occupe une place tout à faire singulière. Elle est considérée par les musicologues comme l'une des deux premières cantates du Kantor de Leipzig : elle aurait été composée entre 1704 et 1707, probablement lors du séjour de Bach à Arnstadt, sinon à Mühlhausen. Il ne semble pas qu'il y ait eu une occasion spécifique en faveur de sa composition. Si certains ont pu contester son authenticité, elle demeure cependant dans le corpus du catalogue des œuvres du grand compositeur (le Bach-Werke-Verzeichnis élaboré en 1950 par le musicologue allemand Wolfgang Schmieder).

La cantate s'appuie sur le psaume 24 (25), Ad te Domine levavi : Vers vous, Seigneur, j'élève mon âme, en vous je me confie. La cantate propose une alternance entre des mouvements restituant le texte du psaume (2, 4 et 6) et une glose sur ce texte dont on ignore l'auteur (3, 5 et 7). 

Une légère symphonie adagio, unissant basson, violon et continuo (les seuls instruments employés tout au long de la cantate) introduit l'ensemble, comme "une page brève et poignante" (G. Cantagrel, Les cantates de Bach). Le chœur initial (mvt 2) reprend le dessin chromatique de la symphonie, avant d'alterner entre espérance et désolation, ces mouvements profonds de l'âme pécheresse qui se tourne vers Dieu pour implorer son aide. L'allegro final semble imiter les rires des ennemis selon un extraordinaire contrepoint. L'aria pour voix de soprano (mvt 3) manifeste la confiance de l'âme comblée par le Seigneur malgré les épreuves qui l'atteignent. Un nouveau chœur (mvt 4) andante manifeste l'émotion, alternant joie et douleur, de l'âme attendant chaque jour avec espoir (täglich harre ich dein) le secours divin. Un terzetto pour basse, ténor et alto (mvt 5) évoque l'âme qui ne "prête pas attention à ceux qui l'insultent" (Achtet nicht, was widerbellet). Le chœur intervient (mvt 6), selon un prélude et fugue vocal, évoquant le regard tourné sans cesse vers le Seigneur et l'âme qui cherche à s'arracher aux filets de l'ennemi (aus dem Netze ziehen). Enfin, un ultime choeur (mvt 7), sous forme de chaconne, au cœur de laquelle chaque voix intervient séparément, manifeste les sentiments d'une âme totalement confiante en la protection divine : "Dieu demeure ma protection fidèle, je ne me soucie pas des offenses des hommes, le Christ, qui se tient à mes côtés, m'aide chaque jour à combattre et à vaincre". Par rapport à l'angoisse du mouvement initial, c'est l'espérance qui triomphe désormais. 

L'interprétation suivante, sous la direction de Gustav Leonhardt, a été réalisée par le Knabenchor Hannover et le Collegium vocale Gent, avec les solistes Paul Esswood (alto), Kurt Equiluz (ténor) et Max van Egmond (basse), en 1984. 









samedi 27 juin 2015

Art contemporain, où vas-tu ?


ou quelques réflexions sur un récent scandale artistique

Versailles, un chef-d’œuvre en péril ?


Le récent scandale d'une prétendue exposition artistique dans le parc du château de Versailles a outré plus d'un amoureux défenseur du patrimoine français. Nous ne citerons pas le nom de l'artiste autoproclamé, ni la formule anatomique du tas de gravats en question. Mais une question se pose depuis longtemps : jusqu'où ira l'art contemporain ?

Dans l’Éthique, Aristote définissait l'art comme "une certaine disposition accompagnée de règle vraie, capable de produire". Si l'art trouve sa source dans l'intelligence de l'artiste[1], il ne se réalise pas dans la subjectivité la plus absolue. Pourquoi ? Parce que "ars imitantur natura", l'art imite la nature. La flûte ou le violon ne rappellent-ils pas parfois la voix humaine ? Une nature morte ne reproduit-elle pas une scène concrète que le peintre a devant les yeux ? Le sculpteur grec Phidias n'a-t-il pas pris des sujets humains comme modèles pour ses statues ? Si l'art imite la nature, on peut ajouter que l'art est la nature reproduite par la raison humaine. 

L'art possède donc à la fois l'objectivité du réel imité et la subjectivité de l'artiste, à condition que cette dernière respecte l'objet qu'il reproduit. De là nous ne pouvons pas ne pas saisir une frontière bien distincte : la pensée de l'artiste ne pas se séparer absolument du réel. 

La beauté d'une œuvre d'art est une réalité objective. Ce n'est pas le "moi" qui crée la beauté, car la beauté existe déjà avant moi. L'œuvre d'art sera belle à condition d’être proportionnée, c'est-à-dire si ses mesures sont en adéquation avec le réel figuré. C'est ainsi que la beauté est le reflet du vrai, et que, comme l'écrivait Heidegger, "l’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre"[2].

Certes, les écoles artistiques n'ont pas toutes suivi avec exactitude une reproduction réaliste. Au XIXème siècle s'est opéré un changement majeur. On a commencé à critiquer ce qu'on a appelé alors "l'art académique", l'obéissance à des règles bien déterminées. Or, s'affranchir de certaines règles n'est-il pas ouvrir la porte à tous les abus ? Si une trop grande rigueur dans l'affirmation des règles a pu parfois être exagérée et susciter des conflits avec d'authentiques artistes (le consistoire protestant d'Arnstadt n'a-t-il pas critiqué vivement la liberté d'improvisation de Jean Sébastien Bach ?), un relâchement total dans l'observation de certains "principes premiers" n'entraîne-t-il pas une rupture avec la définition même de l'art ? 

Si l’impressionnisme a constitué d'une certaine façon une première rupture, il a conservé néanmoins un certain réalisme, en reproduisant des personnages ou des paysages réels, ainsi que des scènes de la vie quotidienne. Mais peu à peu, nous avançons vers une rupture totale avec le réalisme. Au début du XXème, le cubisme se borne à une géométrisation du sujet et de l'espace et rompt définitivement avec le langage artistique "traditionnel"[3]. Et peu à peu, on a voulu affranchir de toute objectivité, on a voulu même l'affranchir de la raison.

Cet amas de cailloux semble ne pas intéresser Milon de Crotone...

© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Et ce fut la porte ouverte à cet "art industriel" qui sévit depuis plusieurs décennies. Finie l'époque où un vrai artiste gagnait ce titre après des décennies de labeur et d'efforts de l'intelligence, où il gagnait surtout son pain à la sueur de son front, quitte à vivre dans la gêne et le désarroi. Maintenant, nous avons affaire à un prétendu art qui brasse des millions et pour lequel les politiques, théoriquement garants de l'ordre et de l'harmonie de la cité, se battent pour transformer les lieux publics en vitrines dignes d'un musée des horreurs. Et ne parlons pas des tas de pierre ou de ferraille qui sont sensés décorer les ronds-points et les jardins publics de nos villes grâce à la générosité légendaire du contribuable... Et en définitive, on impose à nos concitoyens, plutôt que d'ouvrir les portes de leur intelligence aux indémodables musées qui font la fierté de nos pays, des œuvres qui n'ont de secret que pour l'extravagante imagination de leurs concepteurs et pour les regards extasiés des bobos, ces inénarrables gnostiques du non-art contemporain. 

Mais là, depuis quelques temps, nous avons franchi les limites. De l'absurde ou de l'informe, nous sommes passés au stade du répugnant. Lorsqu'on prétend faire de l'art avec des excréments ou des déchets (recyclables ou non selon les goûts), lorsqu'on façonne certains organes humains ou objets répugnants (on se demande parfois où se trouve le cerveau de ces gens-là...), sous les applaudissements d'une dizaine de vieux rhinocéros du Boboland soixante-huitard et les encouragements d'un ministère de la Culture qui ferait bien de mettre la clef sous la porte ou de revoir ses définitions... 

Versailles, ce nom qui à lui tout seul résume et illustre toute l'harmonie et la beauté, ne peut pas être le théâtre - que dis-je, la fosse à purin - d'une telle supercherie mêlant provocation et scandale. Le Tapis vert aurait mérité mieux... Et nous ne reviendrons pas sur la prétendue intuition de M. Kapoor, qui ferait mieux de jouer aux Lego plutôt que de trahir le vrai monde artistique par son imposture, et de saccager notre patrimoine tout en remplissant son compte en banque. Mais rappelons-le quand même ! M. Kapoor voulait avant tout, par-delà ses fantasmes délirants,  "bouleverser l'équilibre et inviter le chaos".  En effet, il y a de quoi perdre l'équilibre rien qu'en posant un œil distant sur cette conque rouillée au milieu d'une décharge de cailloux... Quant au chaos, il n'aurait jamais dû sortir de l'esprit un peu trop libre de ce profanateur ambulant. 

"Le scandale fait-il l'œuvre d'art ?". Cette question de Jean-Louis Harouel, professeur de droit à Paris-II[4], pourrait être un intéressant sujet du bac pour l'année prochaine. En tout cas, en ces temps où l'on nous parle sans cesse d'écologie, il faudrait aborder la question épineuse de la pollution artistique, dont M. Kapoor semble être un promoteur bien déconcertant.


[1] "Les productions de l'art, ce sont toutes celles dont la forme est dans l'âme de celui qui produit" (Aristote, Métaphysique)
[2] Heidegger (Martin), L'origine de l'œuvre d'art.
[3] L'historien de l'art John Holding écrivait que le cubisme est  "un langage pictural absolument original, une façon d’aborder le monde totalement neuve, et une théorie esthétique conceptualisée."
[4] in Figaro Vox, 18 juin 2015.

vendredi 26 juin 2015

Nouveau regard sur la Révolution française






Pourquoi un nouveau livre sur la Révolution française ? Parce qu'il fallait poser enfin, plus de deux cents ans après, un nouveau regard sur cet évènement qui a bouleversé l'histoire de la France.

C'est une œuvre magistrale que nous propose Philippe Pichot-Bravard, maître de conférences en histoire du droit public. Loin de s'attacher aux phénomènes superficiels ou aux causes trop matérielles, il va creuser en profondeur pour rechercher les racines mêmes de cette transformation politique, juridique, économique, sociale et culturelle. L'intuition des penseurs et des acteurs de la Révolution était de construire un monde nouveau, forgé sur des principes nouveaux, pour créer des hommes nouveaux. Mais cette transformation s'est réalisée dans la radicalité, et dans le sang.

En puisant aux sources, Philippe Pichot-Bravard saisit les prémices de cette "régénération", qui s'inscrivent dans la philosophie des Lumières (matérialisme, individualisme, contractualisme), dans les nouvelles conceptions du droit, mais aussi dans un changement du langage. Les mots, qui expriment la pensée, peuvent engendrer un changement des mentalités lorsque leur sens change. Une nouvelle sémantique (la "novlangue" dirions-nous aujourd'hui !) a été introduite avant et après 1789. Les définitions des mots "droit", "loi", "patrie", "nation", "peuple" ont été changées pour imposer de nouveaux principes, des principes irréformables, des principes qui peuvent conduire à la mort.

Au tableau politique des années révolutionnaires. P. Pichot donne un nouvel éclairage. Si les tendances divergeaient, si les factions se disputaient, si les hommes s'entretuaient (homo homini lupus), ils défendaient au fond la même chose, car la Révolution est la Révolution, car on est révolutionnaire ou on ne l'est pas.



Philippe Pichot-Bravard, La Révolution française, préface de Philippe de Villiers, éd. Via Romana, février 2014, 294 pages.