Voici un très bel article du Figaro publié le 17 février 1952,
décrivant les pompes funèbres du roi Georges VI, ce monarque qui a su si
courageusement être le defensor civitatis de ses sujets durant les
affres de la seconde guerre mondiale. La fraîcheur du langage et la grande
culture du journaliste, qu'on peut bien regretter lorsque nous parcourons la
presse actuelle, font de cet article un bel exemple d'éloge funèbre digne de ce
nom.
Un Anglais est mort mais l'Angleterre continue
Grand et
fidèle serviteur de son pays, le roi George VI aura rendu d'outre-tombe à la
Grande-Bretagne le dernier service qu'il pouvait lui rendre. À l'heure où la
puissance britannique doit faire face, au-delà des mers, à tant de
contestations, les obsèques du 15 février 1952, ont montré au monde que le
Commonwealth était encore une solide réalité. Georges VI n'était pas
empereur des Indes. Mais l'Inde et le Pakistan étaient là, qui suivaient son
cercueil, avec les autres Dominions associés au deuil de l'Angleterre, comme
ils l'ont été à la victoire.
Apparition au balcon de Buckingham Palace après le couronnement du roi George VI en 1936 |
Et le lourd
carrosse doré, où, pour la première fois, la jeune reine de 26 ans se montrait
à son peuple, drainait dans son sillage tout ce que l'Europe compte encore
de têtes couronnées. Sans doute, il y en avait moins qu'aux funérailles de
la reine Victoria, parce que le Gotha s'est rétréci depuis le début du siècle;
mais il y avait, en revanche, plus de chefs d'État et plus de chapeaux hauts de
forme.
Ce souverain
d'une poignée d'îles qui suffisent à peine à nourrir leurs habitants s'en
est allé vers la crypte de Windsor avec le même faste que ceux de ses devanciers
qui ont fait trembler le monde. Dans un brouillard léger traversé d'un
rayon de soleil, comme dans les paysages de Claude Lorrain, le protocole
britannique vient d'inscrire une étonnante fresque.
J'ai vu se
dérouler les obsèques d'une terrasse du Foreign Office, qui donne sur le Mail,
à l'endroit où le cortège, obliquant sur sa gauche pour gagner Saint-James
Street, faisait face au palais de Buckingham. Le regard embrassait presque dans
son ensemble cette procession, dont les quelques habits noirs étaient noyés par
la couleur des uniformes, par l'éclat des cuirasses de la garde et des cuivres
des fanfares, par l'or des carrosses et par les chamarrures des hérauts
d'armes. On eût dit une nouvelle tapisserie de Bayeux.
L'ensemble
avançait avec une lenteur calculée, de ce pas de parade qui consiste non pas à
marcher, mais à ramener successivement chaque pied au niveau de l'autre et qui
permet de progresser dans l'immobilité, comme les pièces d'un échiquier. Dans
l'intervalle des musiques militaires, on n'entendait rien d'autre que le
frottement des semelles sur l'asphalte. Cela composait une sorte de mélopée
funèbre, comme celle que joue le vent dans les cyprès et qui inspira à Chopin
sa célèbre Marche.
Drapé dans
son étendard blanc semé de lions, le cercueil était placé sur un affût de canon
que traînaient à la bretelle cent cinquante canonniers de la marine. Le
souverain, qui avait été, de son vivant, le gentleman anglais le plus simple de
tout Norfolk, s'en allait, mort, tiré par cent cinquante épaules humaines,
comme un monarque assyrien.
Le pays le
plus démocratique de la terre et le plus farouchement attaché aux droits de
l'individu contemplait avec une ferveur religieuse ce symbole de la monarchie. C'était
le moment culminant de la cérémonie et l'on sentait que la foule communiait par
la pensée. Et, devant ce peuple si féru de rites, si fort de ses
traditions, qui regardait s'éloigner son défunt roi comme s'il eût été le
Saint-Sacrement, on comprenait pourquoi l'Angleterre avait rompu avec Rome.
Parce qu'elle est, elle aussi, une Église au service d'une autre religion
révélée: le Britannisme.
Demain, au
lever du soleil, la triple croix de l'Union Jack flottera de nouveau dans le
ciel de Londres en l'honneur d'Elizabeth II.
Un Anglais
est mort, mais l'Angleterre continue.
Par James de Coquet
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