samedi 27 juin 2015

Art contemporain, où vas-tu ?


ou quelques réflexions sur un récent scandale artistique

Versailles, un chef-d’œuvre en péril ?


Le récent scandale d'une prétendue exposition artistique dans le parc du château de Versailles a outré plus d'un amoureux défenseur du patrimoine français. Nous ne citerons pas le nom de l'artiste autoproclamé, ni la formule anatomique du tas de gravats en question. Mais une question se pose depuis longtemps : jusqu'où ira l'art contemporain ?

Dans l’Éthique, Aristote définissait l'art comme "une certaine disposition accompagnée de règle vraie, capable de produire". Si l'art trouve sa source dans l'intelligence de l'artiste[1], il ne se réalise pas dans la subjectivité la plus absolue. Pourquoi ? Parce que "ars imitantur natura", l'art imite la nature. La flûte ou le violon ne rappellent-ils pas parfois la voix humaine ? Une nature morte ne reproduit-elle pas une scène concrète que le peintre a devant les yeux ? Le sculpteur grec Phidias n'a-t-il pas pris des sujets humains comme modèles pour ses statues ? Si l'art imite la nature, on peut ajouter que l'art est la nature reproduite par la raison humaine. 

L'art possède donc à la fois l'objectivité du réel imité et la subjectivité de l'artiste, à condition que cette dernière respecte l'objet qu'il reproduit. De là nous ne pouvons pas ne pas saisir une frontière bien distincte : la pensée de l'artiste ne pas se séparer absolument du réel. 

La beauté d'une œuvre d'art est une réalité objective. Ce n'est pas le "moi" qui crée la beauté, car la beauté existe déjà avant moi. L'œuvre d'art sera belle à condition d’être proportionnée, c'est-à-dire si ses mesures sont en adéquation avec le réel figuré. C'est ainsi que la beauté est le reflet du vrai, et que, comme l'écrivait Heidegger, "l’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre"[2].

Certes, les écoles artistiques n'ont pas toutes suivi avec exactitude une reproduction réaliste. Au XIXème siècle s'est opéré un changement majeur. On a commencé à critiquer ce qu'on a appelé alors "l'art académique", l'obéissance à des règles bien déterminées. Or, s'affranchir de certaines règles n'est-il pas ouvrir la porte à tous les abus ? Si une trop grande rigueur dans l'affirmation des règles a pu parfois être exagérée et susciter des conflits avec d'authentiques artistes (le consistoire protestant d'Arnstadt n'a-t-il pas critiqué vivement la liberté d'improvisation de Jean Sébastien Bach ?), un relâchement total dans l'observation de certains "principes premiers" n'entraîne-t-il pas une rupture avec la définition même de l'art ? 

Si l’impressionnisme a constitué d'une certaine façon une première rupture, il a conservé néanmoins un certain réalisme, en reproduisant des personnages ou des paysages réels, ainsi que des scènes de la vie quotidienne. Mais peu à peu, nous avançons vers une rupture totale avec le réalisme. Au début du XXème, le cubisme se borne à une géométrisation du sujet et de l'espace et rompt définitivement avec le langage artistique "traditionnel"[3]. Et peu à peu, on a voulu affranchir de toute objectivité, on a voulu même l'affranchir de la raison.

Cet amas de cailloux semble ne pas intéresser Milon de Crotone...

© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Et ce fut la porte ouverte à cet "art industriel" qui sévit depuis plusieurs décennies. Finie l'époque où un vrai artiste gagnait ce titre après des décennies de labeur et d'efforts de l'intelligence, où il gagnait surtout son pain à la sueur de son front, quitte à vivre dans la gêne et le désarroi. Maintenant, nous avons affaire à un prétendu art qui brasse des millions et pour lequel les politiques, théoriquement garants de l'ordre et de l'harmonie de la cité, se battent pour transformer les lieux publics en vitrines dignes d'un musée des horreurs. Et ne parlons pas des tas de pierre ou de ferraille qui sont sensés décorer les ronds-points et les jardins publics de nos villes grâce à la générosité légendaire du contribuable... Et en définitive, on impose à nos concitoyens, plutôt que d'ouvrir les portes de leur intelligence aux indémodables musées qui font la fierté de nos pays, des œuvres qui n'ont de secret que pour l'extravagante imagination de leurs concepteurs et pour les regards extasiés des bobos, ces inénarrables gnostiques du non-art contemporain. 

Mais là, depuis quelques temps, nous avons franchi les limites. De l'absurde ou de l'informe, nous sommes passés au stade du répugnant. Lorsqu'on prétend faire de l'art avec des excréments ou des déchets (recyclables ou non selon les goûts), lorsqu'on façonne certains organes humains ou objets répugnants (on se demande parfois où se trouve le cerveau de ces gens-là...), sous les applaudissements d'une dizaine de vieux rhinocéros du Boboland soixante-huitard et les encouragements d'un ministère de la Culture qui ferait bien de mettre la clef sous la porte ou de revoir ses définitions... 

Versailles, ce nom qui à lui tout seul résume et illustre toute l'harmonie et la beauté, ne peut pas être le théâtre - que dis-je, la fosse à purin - d'une telle supercherie mêlant provocation et scandale. Le Tapis vert aurait mérité mieux... Et nous ne reviendrons pas sur la prétendue intuition de M. Kapoor, qui ferait mieux de jouer aux Lego plutôt que de trahir le vrai monde artistique par son imposture, et de saccager notre patrimoine tout en remplissant son compte en banque. Mais rappelons-le quand même ! M. Kapoor voulait avant tout, par-delà ses fantasmes délirants,  "bouleverser l'équilibre et inviter le chaos".  En effet, il y a de quoi perdre l'équilibre rien qu'en posant un œil distant sur cette conque rouillée au milieu d'une décharge de cailloux... Quant au chaos, il n'aurait jamais dû sortir de l'esprit un peu trop libre de ce profanateur ambulant. 

"Le scandale fait-il l'œuvre d'art ?". Cette question de Jean-Louis Harouel, professeur de droit à Paris-II[4], pourrait être un intéressant sujet du bac pour l'année prochaine. En tout cas, en ces temps où l'on nous parle sans cesse d'écologie, il faudrait aborder la question épineuse de la pollution artistique, dont M. Kapoor semble être un promoteur bien déconcertant.


[1] "Les productions de l'art, ce sont toutes celles dont la forme est dans l'âme de celui qui produit" (Aristote, Métaphysique)
[2] Heidegger (Martin), L'origine de l'œuvre d'art.
[3] L'historien de l'art John Holding écrivait que le cubisme est  "un langage pictural absolument original, une façon d’aborder le monde totalement neuve, et une théorie esthétique conceptualisée."
[4] in Figaro Vox, 18 juin 2015.

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