vendredi 27 novembre 2015

La cantate "Nun komm der Heiden Heiland" de Bach

Nous entrons dans le temps liturgique de l'Avent, préparation à la grande fête de Noël. La musique illustre d'une manière particulière cette période de l'année chrétienne, et en particulier notre grand Johann Sebastian Bach, au fil de ses cantates sacrées.

Parmi celles-ci, trois ont été consacrées au premier dimanche de l'Avent (BWV 61, 62 et 36 dans le catalogue des œuvres de Bach), dont les deux premières commencent par les mêmes paroles : "Nun komm der Heiden Heiland", venez maintenant, Sauveur des païens, et, quoique sur des thèmes différents, évoquent prodigieusement le thème central du temps de l'Avent.

Erdmann Neumeister (1671-1756), compositeur du libretto
La première de ces cantates (BWV 61) est la plus célèbre. Elle fut composée en 1714, alors que notre compositeur venait de prendre à Weimar la charge de Concertmeister. Rappelons que, dans les principautés luthériennes allemandes, la musique occupait une place quasi-institutionnelle dans le cadre du culte. Des ordonnances spéciales étaient prises par le gouvernement de ces principautés afin d'organiser le culte ; un grand nombre d'entre elles furent consacrées à la musique d'église. La cantate constituait la "musique principale" de la liturgie, à côté des pièces d'orgue. Parfois introduite par un prélude instrumental, la cantate est découpée en plusieurs parties (chœurs, chorals, arias, récitatifs), distribuées entre les différents moments de la célébration.

La cantate de l'Avent commence par un chœur en la mineur, qui fait appel à la venue du Christ Sauveur, attendu depuis des siècles par les prophètes de l'antique Alliance : "Venez maintenant, Sauveur des païens, reconnu comme enfant de la Vierge, afin que le monde entier s'étonne que Dieu ait commandé pour lui une telle naissance". Ce sont ces paroles que tout le reste du libretto (c'est-à-dire du texte littéraire composé pour être adapté musicalement) du théologien Erdmann Neumeister va développer en adéquation avec un véritable commentaire musical. Le chœur initial est marqué par la gravité (lenteur) et la solennité (vivacité), typique de l'ouverture alla francese, signifiant l'annonce de la venue du Rédempteur, son entrée dans le monde, à l'image de son entrée royale dans Jérusalem au jour des Rameaux (d'ailleurs, c'est l’Évangile des Rameaux qui fut choisi par Luther pour le premier dimanche de l'Avent), et en même temps la manifestation de la Majesté divine à une humanité dans l'attente de son salut. La royauté du Christ est le leitmotiv de cette ouverture.

Comme le souligne Gilles Cantagrel, le motif initial du chœur d'ouverture correspond au motif en croix (Kreuzmotiv), caractéristique de l'expression de la douleur, repris par Bach dans le cri de condamnation de la Passion selon saint Matthieu (Lass ihn kreuzigen !, Crucifie-le !). Un tel motif souligne le lien, évident dans la pensée d'un compositeur nourri par les Écritures, entre la Nativité et la Passion, le Christ étant venu sur terre afin de se sacrifier pour racheter les péchés des hommes.

A noter aussi que les paroles initiales (Nun komm der Heiden Heiland) sont répétées à quatre reprises, par les quatre voix dans un ordre bien déterminé (soprano, alto, ténor et basse), illustrant un mouvement descendant du Ciel vers la terre, autrement dit le mystère de l'Incarnation, de la descente du Verbe de Dieu dans l'humanité. La dernière partie se conclut brièvement et majestueusement pour rappeler que c'est la volonté divine (Gott... bestellt) qui se manifeste avant tout à travers cette venue du Christ Sauveur.

La partition originale de Johann Sebastian Bach

Suit un récitatif de ténor (mvt 2) loue l'Incarnation du Fils de Dieu et l'inépuisable générosité de Dieu envers les hommes. Was hast du nicht an uns getan ? Que n'avez-vous pas fait pour nous ? Le récitatif est le moment privilégié de la catéchèse, de l'enseignement sur les vérités de la foi pour l'élévation spirituelle du chrétien.

Le ténor continue dans une aria (mvt 3) où il chante l'espérance des chrétiens envers leur Sauveur et implore la venue du Christ (Komm, Jesu, komm zu deiner Kirche) pour sa gloire (Befördre deines Namens Ehre, Répandez l'honneur de votre Nom) et la bénédiction de son Église (segne Kanzel und Altar, Bénissez la chaire et l'autel). Ce qui n'est pas évidemment un thème exclusivement luthérien, nous le voyons.

La voix de basse intervient alors dans un récitatif (mvt 4) : c'est la voix du Christ qui annonce sa présence à notre porte et s'invite à souper. Le repas occupe une place essentielle dans l'Evangile, et avant tout la dernière Cène, lieu de l'annonce des plus grands mystères (rédemption, eucharistie, sacerdoce) et des plus profondes vérités (amour du prochain) de l'enseignement du Christ. Ici, le libretto reprend mot pour mot le récit de l'Apocalypse (3, 20) :  "Voici que je me tiens à la porte et je frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi". Les pizzicatos des cordes illustrent à merveille le Christ frappant à la porte !


Changement de tonalité avec une aria pour voix de soprano (mvt 5, en sol majeur). C'est l'âme chrétienne qui manifeste sa prière joyeuse à son Sauveur qui vient de frapper à la porte de son cœur. Öffne dich, mein ganzes Herz, Ouvre-toi entièrement, mon cœur. L'âme prie le Seigneur de faire d'elle sa demeure (Dass ich seine Wohnung werde) pour son propre bonheur, mais aussi pour la joie de son Sauveur. C'est la "lumière de la grâce", rappelle G. Cantagrel, qui semble se répandre à travers cette aria. L'Avent est, comme le Carême, une période privilégiée de nouvelle conversion pour le chrétien, qui doit abandonner les plaisirs de ce monde pour accueillir Dieu seul dans la pureté de son cœur. Une partie centrale, adagio, exprime la vanité de l'homme qui ne peut trouver son bonheur qu'en Dieu. 

Enfin, la conclusion est à la hauteur de l'ouverture, avec un choral (mvt 6, en sol majeur aussi) qui termine la prière de l'âme (Amen, amen) tout en appelant joyeusement et solennellement le couronnement réservé aux saints (Komm, du schöne Freudenkrone) tant attendu par l'âme chrétienne (Deiner wart ich mit Verlangen, je t'attends avec désir). L'achèvement en douceur sur une "volubile arabesque" (Cantagrel) des violons et altos, est comme le retour au Ciel de l'âme sauvée par Celui qui est descendu dans le premier mouvement (quadruple Nun komm). Ce Ciel vers où les yeux du chrétien regardent durant l'Avent pour implorer la venue du Messie.

Voici une interprétation réalisée sous la baguette du grand maître du baroque autrichien, Nikolaus Harnoncourt,  en 1975, avec le Tölzer Knabenchor et le Concentus musicus Wien. A noter la magnifique prestation du ténor autrichien Kurt Equiluz.


Note : la majeure partie de cet article s'appuie sur le chapitre consacré par Gilles Cantagrel à cette cantate dans son ouvrage majeur et incontournable, Les cantates de J.-S. Bach.

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