mercredi 22 juillet 2015

Aristote, reviens, ils sont devenus complètement fous !

"Tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec" écrivait Marguerite Yourcenar. La célèbre femme de lettres, à l'intelligence pétrie de culture gréco-latine, savait ce qu'elle disait. Si tous les jours les journaux, les postes de télévision et les ondes radiophoniques nous rebattent les oreilles avec la crise grecque, les sirènes médiatiques nous parlent bien peu de l'histoire de ce pays, du trésor culturel que cette histoire a légué au monde en général, et à l'Europe en particulier, et des leçons que ce pays saigné à blanc a encore à nous donner. Mais quelle leçon pourrait-on retenir de l'histoire grecque pour servir à la construction de l'Europe, sinon une leçon de philosophie politique ?

Non la Grèce ne consiste pas en un gouffre de dettes insolvables, en un pays incapable de s'adapter à l'infaillible moule euro-économique, en un peuple rustique vivant au crochet des contribuables européens, intarissables (jusqu'à quand ?) vaches à lait d'une "Europe" dont personne ne sait plus ce qu'elle est ni ce qu'elle signifie... Il faut donc, en homme intelligent, dépasser les stéréotypes journalistiques ainsi que les conséquences de ces utopies politiques s'écroulant comme des châteaux de cartes.   Car le sol grec a engendré les plus grands penseurs de l'humanité, sans l'effort desquels la sagesse qui règne chez le peu de grands esprits qu'il reste à notre époque ne serait certainement qu'une douce illusion. De Platon à Xénophon, d'Anaxagore à Diogène, de Périclès à Aristote, d'Euclide à Pythagore, c'est toute une litanies de figures incontournables que la terre des Hellènes nous a légués et que les vrais philosophes, politiques, historiens et scientifiques étudient avec passion depuis de nombreux siècles. Ce patrimoine de l'humanité a bien souvent été méprisé sinon repoussé par les modernes, bien prompts, comme d'habitude, à jeter tout l'héritage culturel de l'Antiquité dans un inexorable maelström mythologique ou bien à le cantonner à jamais entre les murs naphtalinés d'un musée que personne n'ira visiter.

Alors sauvons ce patrimoine en montrant toute son actualité ! Ce n'est pas d'économie mondiale, de notations d'agences, de réajustements monétaires ni de Monopoli dont nous voulons parler, mais bien plutôt  de philosophie politique.

La Grèce, patrie fondatrice de la vie politique

 

Aristote

Osons résumer plus que brièvement la politique telle que les penseurs grecs nous l'ont enseignée. Le mot "politique" vient, rappelons-le, du grec Πολιτικά, c'est-à-dire textuellement "les choses de la cité" (Πόλις). Le premier à employer ce terme "politique" est Aristote, qui en fit le titre d'un de ses plus célèbres ouvrages. Le philosophe s'est en effet interrogé sur la sagesse nécessaire au gouvernement de la cité, structure politique de base au sein du monde grec de son temps. Le traité d'Aristote sera redécouvert au XIIIème siècle et saint Thomas d'Aquin en donnera un incontournable commentaire (In octo libros Politicorum Aristotelis expositio).

Que nous enseigne Aristote ? Il nous faut d'emblée arracher à la signification de la politique les scories et les stéréotypes que son exercice a accumulés au fil des siècles. La véritable politique est en dehors des combinaisons obscures, des intérêts d'un petit nombre, des recettes démagogiques, des joutes d'insultes et tutti quanti. Il est vrai que le mauvais exemple généralisé des prétendus hommes politiques d'aujourd'hui ne fait rien pour nous aider à découvrir le véritable sens de la politique...

Aristote considère la politique comme "la plus haute de toutes les sciences" car son but est l'organisation de la cité en vue du bien commun. Le bien commun dépasse le bien particulier. La cité regroupe un certain nombre d'individus sur un territoire donné. Ainsi, si l'homme est un animal social, il est aussi un animal politique, il est inséré dans la société politique que constitue la cité. Cette insertion est nécessaire pour lui faire atteindre le bien commun temporel.

Pour faire régner l'harmonie et la paix dans la cité, et ainsi la conduire à son bien commun, c'est-à-dire le bonheur, un principe supérieur d'ordre est nécessaire : c'est le gouvernement. Ce gouvernement de la cité n'est pas un nuage d'idées ni un être insaisissable : il comprend les hommes les plus sages, les plus remarqués pour leur science, qui seront ainsi capables d'organiser les relations sociales en vue du bien commun. Le gouvernement exige donc l'exercice des vertus, et, au premier chef, la vertu de justice. "Sans la vertu, (l'homme) est l'être le plus pervers et le plus féroce". Que dirait-on d'un grand nombre de nos magiciens politiques contemporains dont la vie est loin d'être un attachement radical à la pratique des vertus ?

La justice est à la base du bon gouvernement. Elle est la vertu par excellence du gouvernement, comme saint Thomas d'Aquin l'enseignera bien plus tard, comme saint Louis et tant d'autres souverains l'incarneront. "La justice est cette sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir les actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes" écrivait Aristote dans L'Ethique à Nicomaque. Ce qui est juste est ce qui est conforme au droit. Mais d'où vient le droit sinon d'un fondement inscrit dans la nature même de l'homme, qu'on appelle le droit naturel ? La nature humaine possède des droits imprescriptibles, qui sont ceux que Dieu a inscrits définitivement. La dignité de l'homme se fonde sur ces droits que personne ne peut modifier ou retirer sans porter atteinte à cette dignité et, par là même, sans se heurter à la volonté divine. Si Aristote ignorait la révélation judéo-chrétienne, il avait toutefois saisi que la dignité humaine se fondait dans un principe supérieur et divin. C'est dans cette dignité que se trouvent les authentiques droits de l'homme, qui ne sont pas nés, une fois pour toute, en 1789...

La justice, dans son exercice, consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Elle établit donc une certaine forme d'égalité entre les personnes qui n'a rien à voir avec l'égalitarisme prôné par la Révolution et toujours vanté par les utopistes d'un monde "sans inégalités". Or l'histoire nous montre que si l'égalitarisme est indissociable de la violence (le communisme nous en donne des preuves indiscutables), la véritable justice, qui établit une forme d'égalité entre deux parties, est source de paix. Et ainsi, "la justice introduit un ordre dans la communauté politique". Il ne peut y avoir de paix sans ordre. Le gouvernement qui pratique la justice crée un ordre entre les individus composant la société politique. La loi, expression du droit et garante de son exercice, sera promulguée pour assurer cet ordre, notamment en récompensant les bons et en punissant les méchants.

La politique est donc fondamentalement une philosophie. Elle implique une sagesse organisatrice en vue d'un bien supérieur (le bonheur commun de la cité). Cette sagesse ne s'acquiert pas en un jour, ni même en diplômes de Science Po ou de l'ENA, encore moins en serrant des poignées de main  avec un sourire baba qui en dit long. Il faut une fois pour toutes distinguer l'homme politique du politicien, ce redoutable spécimen qui obnubile les braves gens depuis si longtemps et dont l'intelligence se nourrit de tout peut-être, sauf de sagesse politique !

La démocratie des cités grecques, modèle pour notre temps ?


Mais le gouvernement peut s'exercer de plusieurs façons ? En effet, il n'y a pas de modèle idéal de gouvernement, qu'on se le dise ! La société est une réalité contingente. La manière de gouverner sera donc adaptée en fonction des temps et des lieux. Cette intuition politique ne date pas des bouleversements civilisationnels de notre époque : Aristote en parle déjà en son temps.  En s'appuyant sur les constitutions des différentes cités, le philosophe distingue trois types de gouvernements : la monarchie (gouvernement d'un seul), l'aristocratie (gouvernement des meilleurs) et la république (gouvernement auquel participent tous les citoyens). Ces trois modèles peuvent connaître des dérives dès lors que les vertus politiques et la finalité du bien commun sont mises sous le boisseau : la tyrannie (le monarque gouverne dans son intérêt personnel), l'oligarchie (le pouvoir est entre les mains des plus riches) et la démocratie (le pouvoir est entre les mains des plus pauvres). La démocratie serait-elle une dérive politique ? Non, il s'agit là du terme employé par Aristote pour définir un excès de la participation des citoyens à la vie politique de la cité, ce que nous désignerons a posteriori comme une démocratie populaire (au sens marxiste-léniniste), qui se résout finalement à une démagogie, puisque le peuple-gouvernant est muselé par ceux-là mêmes qui exaltent son pouvoir...

Penchons-nous sur la démocratie ou plutôt la république. Le modèle sur lequel Aristote s'appuie est celui d'Athènes, dont la constitution a été rédigée par le grand législateur Solon. Celui-ci a en effet confié au peuple athénien un grand nombre de prérogatives quant au gouvernement de la cité. Toutefois, il ne faut pas y voir une souveraineté populaire, comme l'entendent les théoriciens de la démocratie moderne, celle issue des idées des Lumières et expérimentée pour la première fois - et dans quelles conditions ! - par la Révolution française. Aristote écrit à ce sujet, dans La Politique : " Solon lui-même n'a vraisemblablement attribué au peuple que le pouvoir strictement nécessaire, celui d'élire les magistrats et de vérifier leur gestion".

L'ekklesia à Athènes, sans absentéisme ni tweets acérés !

Si le mot "démocratie" désigne le pouvoir (κραος) du peuple (δημος), si la démocratie athénienne est le modèle lointain sur lequel les institutions des démocraties modernes se sont fondées, il faut noter de grandes différences. La démocratie se distingue par l'égalité des citoyens devant la loi et la liberté encadrée par des lois. La loi est le cadre qui permet à la démocratie de ne pas basculer dans l'anarchie. A Athènes, chaque citoyen pouvait être gouverné et gouvernant, il était capable d'accéder aux fonctions représentatives de la cité pour le gouvernement de tel ou tel service. Il y avait une alternance fréquente des magistrats, tirés au sort par l'ensemble des citoyens.Quant à la justice, elle était confiée à l'assemblée des citoyens, l'ekklesia, qui, en outre, votait les lois et le budget de la cité, décidait de la paix ou de la guerre et élisait les magistrats.

Le danger reste qu'un tel système politique est plus ou moins à la merci d'un personnage influent, qui va tenter de gagner la confiance de la majorité et en abuser en détournant le pouvoir à son profit. C'est la démagogie, qui peut finir par tourner en tyrannie. Pour parer à cela, Solon avait construit à Athènes un système mixte. La délibération des affaires communes et judiciaires de la cité était confiée à l'Aréopage, un conseil d'anciens magistrats issus des familles les plus remarquables d'Athènes : il s'agissait d'un pouvoir oligarchique. Étaient élus aux différentes magistratures les citoyens les plus honorables et méritants : pouvoir aristocratique. Quant aux tribunaux, ils étaient ouverts à des représentants directs du peuple athénien : pouvoir démocratique. Un tel équilibre permettait théoriquement d'éviter de tomber dans un excès ou dans l'autre.

Si ce système athénien a fonctionné plus ou moins efficacement pendant des siècles. Le déclin de la cité, à partir du IVème siècle avant J.-C., a provoqué inexorablement la remise en question de ce modèle politique. En effet, la démagogie a fini par l'emporter sur une conscience politique populaire fragilisée par les crises militaires, économiques et sociales. La mort violente de Socrate en est la plus symbolique illustration.

Quelles leçons pouvons-nous en tirer ? La crise des systèmes démocratiques modernes procède de plusieurs facteurs : mondialisation économique, désintérêt croissant pour les devoirs civiques, crises institutionnelles, défiance généralisée des citoyens, etc. Une telle crise, que nous expérimentons jour après jour, exige une nécessaire remise en question qui demande deux éléments indispensables : l'humilité et la mémoire. L'humilité nous pousse à accepter une fois pour toutes de ne plus nous attacher à quelque chose qu'on a longtemps jugé comme étant irremplaçable et indiscutable. La mémoire nous fait tirer des leçons de l'histoire et revenir à un système politique fiable, efficace, vertueux et honnête. Il ne s'agit pas de condamner définitivement la démocratie comme système politique, mais de corriger son exercice pour retrouver le fil d'Ariane de la véritable politique : le bien commun.

La démocratie athénienne, malgré ses échecs, malgré les limites et les défauts de son époque (par exemple, le maintien de l'esclavage et l'exposition des enfants handicapés), nous montre que la démocratie est possible à une échelle bien donnée. C'est ce que nous appelons aujourd'hui la démocratie de proximité, et qui pourtant était déjà expérimentée, d'une certaine façon, dans la France de l'ancien Régime par exemple. Athènes était une sorte de démocratie de proximité. La cité athénienne s'étendait sur 2600 km², c'est-à-dire un espace deux à trois fois plus petit qu'un département français moyen. La participation à la vie politique est efficace à l'échelle locale, puisqu'il s'agit du cadre de vie au quotidien des membres du corps social. Pour un Pas-de-Calaisien attaché à sa terre, la protection écologique de la Côte d'Opale, les faillites industrielles du bassin lensois et la pression migratoire de la plate-forme calaisienne sont des sujets plus qu'essentiels. En effet, il y a un ordre des priorités qui touche au bien commun, et d'abord au bien commun local. Si le Pas-de-Calaisien est un Français qui doit aussi se préoccuper de l'avenir de son pays, cet avenir national n'est atteignable que par l'avenir local, quand bien même cet avenir national ne consiste pas en une simple juxtaposition des intérêts locaux. Il s'agit de l'ordre de la charité sociale : la famille, le quartier, le village, le canton, le département, la région, le pays.

La mondialisation économique et la globalisation à tous niveaux ont bouleversé l'ordre anthropique. Il en est de même en politique. Il suffit de voir quelques extraits des séances de l'Assemblée nationale pour constater la faillite pure et simple d'un regroupement de représentants sensés défendre les intérêts de leurs concitoyens locaux, ceux-là même qui les ont élus. Si certains députés sont de bonne volonté, attachés à leur terre natale (sauf quand on change de circonscription comme de chemise au gré des stratégies de la politique politicienne...) et sincèrement proches de la population locale, comment pourront-ils, seuls, défendre les intérêts d'un canton sur 577 ? Les députés seront forcément insérés dans des stratégies partisanes sur des sujets globaux, dont certains intéresseront au premier chef les citoyens (retraites, fiscalité, sécurité, etc.), mais dont la plupart n'auront aucune conséquence directe et positive sur leur vie quotidienne. Et l'Olympe dans lequel évoluent les élus de la République semble de plus en plus à des années lumières de la réalité de tous les jours. Pourquoi ? Parce que l'abstraction politique des idéologues écarte tout réalisme pour éviter les sujets qui fâchent, retarder le coup de grisou d'un irrémédiable bouleversement ou jouer aux magiciens devant un peuple tragiquement crédule... Bref, il s'agit de défendre son fauteuil aux prochaines échéances électorales et le portefeuille qui va avec. Sans commentaire.

Un étudiant qui fait sa pause ? Non, un député français en pleine action démocratique !


La démocratie à l'échelle nationale - et on nous rebat les oreilles avec ce mot "démocratie" dont on ne donne finalement aucune définition claire et limpide - se résume à une illusion de participation des citoyens à la vie politique : le coup de tampon sur la carte électorale et le bout de papier jeté dans l'urne suffisent à assurer la sécurité démocratique ! Malgré les échecs cuisants de leurs outsiders depuis des décennies, malgré les revirements, les trahisons, les promesses de Gascons et les coups de Jarnac, les purs-et-durs du civisme à la française continuent à croire en un système dépassé, au bord de la banqueroute. Ils invoquent les mânes des conquérants de la liberté pour refuser toute remise en question : "on ne va tout de même pas revenir en arrière !" Car s'il n'y avait pas "cette démocratie", il y aurait forcément la dictature. Et je passe la litanies des préjugés et des amalgames. Qu'importe alors si les politiciens mentent, qu'importe s'ils s'en mettent plein les poches sur mon portefeuille, qu'importe si le pays s'écroule à cause d'une bande d'incapables, de corrompus et de je-m'en-foutistes, qu'importe si les impôts suivent la courbe du chômage, qu'importe si je me retrouve gros-jean comme devant, je croirai toujours en l'infaillible vérité du mythe de la démocratie moderne, quitte à recevoir avec elle l'injection fatale ! Nous sommes loin de l'authentique civisme des anciens, de l'attachement à la patrie, du sens du bien commun et du combat contre les vraies tyrannies. Aristote et Périclès doivent en perdre leur grec !

A côté de la démocratie de proximité, il y a le principe de subsidiarité. Il s'agit de rechercher à quel niveau l'action politique sera la plus efficace dans tel ou tel domaine. Autrement dit, cela consiste à décentraliser les responsabilités politiques en les confiant à des échelles plus localisées (région, département, commune pour ce qui concerne le système administratif français). Des compétences ont été attribuées à des conseils locaux représentant les citoyens à différentes échelles. C'est le rôle notamment des conseils municipaux ou généraux, où, théoriquement, la population locale sera plus efficacement représentée et où ses intérêts concrets seront considérés. Malheureusement, on le voit bien souvent, lorsque les politiciens envahissent la politique locale, le schéma national se reproduit lamentablement. Le principe de subsidiarité, s'il possède toute sa légitimité, est bien souvent un drapeau agité pour peu de choses, spécialement dans le contexte économique à l'échelle européenne, comme l'ont montré récemment les agriculteurs français.

La démocratie est-elle donc un échec cuisant ? Ce qui est sûr, c'est qu'il ne s'agit pas d'un système politique infaillible et absolu. L'expérience nous le prouve, et les gesticulations des adorateurs (et profiteurs) de la démocratie moderne le confirme définitivement. Mais puisque là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie, comme disait saint François de Sales, le régime démocratique peut être vidé de sa substance, réduit à un cercle vicieux tourné par les vents de la démagogie, un bunker dans lequel on se croit en sécurité sans savoir quand il sera découvert et détruit. Il y a donc beaucoup d'illusion lorsque l'honnêteté et la vertu exposés dans La Politique sont relégués aux oubliettes... Les scandales financiers de certains hommes du système seraient-ils excusables ? Les Fouquet et les Mazarin de l'ancien temps, peu probes en la matière, avaient au moins le mérite d'être des hommes d'esprit, des ministres efficaces et des serviteurs fidèles.

Doit-on alors "repenser la démocratie" ? Certainement, mais cela exige un degré d'humilité infranchissable pour la plupart de ces hommes politiques qui ne sont au fond que des politiciens. Et ce n'est pas votre serviteur, loin des intrigues des écoles et des partis, qui va s'en charger...

Pour une Europe des nations souveraines, source d'un véritable équilibre politique


Le problème de la démocratie à l'échelle européenne nous invite à faire rencontrer les anciens Grecs avec leurs fils d'aujourd'hui. L'échec cuisant de l'insertion économique de la Grèce dans l'Union Européenne, il faut le dire, est moins dû à l'incapacité d'adaptation de ce pays aux critères et aux exigences d'un certain standing économique et politique, qu'à l'irréalisme pédant et à l'utopie criminelle des fabricants de cette Europe.

Pour comprendre, il suffit de revenir aux intuitions originelles d'une union à échelle européenne. Dans l'esprit des fondateurs de l'Europe contemporaine, tels Schumann, Monnet, Adenauer et De Gasperi, il s'agissait de dépasser le drame sans précédent de la seconde Guerre Mondiale en favorisant concrètement une réconciliation entre les peuples européens. Un tel projet consistait avant tout en un rapprochement culturel, ainsi que le proclamait Adenauer : "L’Europe ne sera possible que si une communauté des peuples européens est rétablie, dans laquelle chaque peuple fournit sa contribution irremplaçable, insubstituable à l’économie et à la culture européennes, à la pensée, la poésie, la créativité occidentales". Or cette contribution des nations à la culture implique un attachement à des valeurs communes et traditionnelles. Qu'a-t-on fait de ces valeurs ? Aujourd'hui, le revirement des tenants de la nouvelle Europe veut imposer de nouvelles valeurs morales et culturelles aux pays membres et candidats, quitte à fulminer des excommunications par la fameuse Cour européenne des droits de l'homme. Quant à la contribution économique, si elle favorisa les échanges commerciaux entre les pays membres, chacun conservant sa souveraineté et ses frontières, nous voyons ce qu'il en est aujourd'hui. Les frontières ont disparu, et, conséquence logique, la souveraineté des États a été quasiment offerte sur un plateau d'argent à Maastricht (1992) et à Lisbonne (2009). Sans entrer dans les détails de ces manigances machiavéliennes, il suffit de constater que l'Union Européenne formée par ces traités a perdu l'intuition originelle et le cadre légitime d'une Europe des nations souveraines, au profit d'un renforcement des pouvoirs des institutions européennes capables d'imposer un diktat unique et uniforme à chaque État membre. Les démocraties nationales n'ayant plus qu'à se plier aux exigences du Conseil et de la Commission européenne, sous peine de sanctions appropriées...

Le Sisyphe du XXIème siècle...

Où donc est la démocratie dans cette nouvelle Europe ? Si on a d'abord vu des avantages immédiats pour les individus (la suppression des frontières et des douanes et l'introduction d'une monnaie unique par exemple), on ne s'est pas rendu compte des conséquences logiques sur les intérêts nationaux : les flux migratoires incontrôlés et incontrôlables ont profité de la libre circulation, l'Euro a entraîné une incroyable inflation (ainsi, le petit café coûte aujourd'hui 1,50 €, alors qu'avant l'euro, pour le même prix, on avait droit en prime à une baguette et un croissant). Et finalement, quand on parle d'Europe en 2015, on ne pense plus à un cadre géographique et à un échange culturel, on pense à des institutions et à une banque centrales, dirigées par des personnages dont le fermier du coin ou la boulangère du village ne connaît même pas les noms, et qui pourtant vont s'ingérer dans les affaires de votre pays, en brandissant les pires menaces économiques, parce que vous n'avez pas respecté tel ou tel article entériné à Bruxelles. Loin des intérêts du paysan breton, du commerçant athénien, de l'ouvrier milanais. Et malgré tout çà, les sirènes continuent d'envoûter les esprits de la plupart de nos contemporains : "Supprimer l'euro, jamais de la vie", "Restaurer les frontières, à quoi bon ?" Le petit confort personnel a encore une fois triomphé sur la conscience politique et le sens du bien commun...

N'allons pas plus loin dans cette analyse des institutions européennes et de cette crise politique et économique qui frappe le vieux continent. Nous avons ouvert cette brèche pour montrer la faillite d'un système qui a dépassé les bornes en rompant avec l'intuition fondatrice. Récemment, on nous a rebattu les oreilles avec le possible Grexit. Certains ont avancé que la Grèce devait quitter la zone euro, non pas pour essayer de se relever, mais pour ne pas emporter les autres pays dans le tourbillon de la crise, bref (lisons entre les lignes) pour sauver le système. D'autres ont dit qu'il fallait qu'elle reste, non par compassion ou par une sorte de "thérapie de groupe", mais pour éviter de créer un précédent qui bouleverserait le mirage européen, quitte à faire chauffer de nouveau la carte bleue des contribuables... Et pourtant, un prétendu accord ayant été signé, la question se pose toujours : que va-t-il se passer ? La Grèce va-t-elle s'en sortir grâce à son cadeau empoisonné ? Et après la Grèce, au fond, à qui le tour ?

Bref, on a comme l'impression que l'euro est la monnaie absolue, que les institutions européennes sont le siège de l'infaillibilité, que la politique des tenants de la nouvelle Europe est le seul rempart contre l'adversité. Quant au reste, au bonheur des peuples, à la sauvegarde du bien commun, à la protection des frontières, à une nouvelle réflexion économique, on n'en parle même pas. Je dirai même plus : on s'en fiche éperdument. L'Europe, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, est une réalité impalpable, virtuelle, elle semble se réduire aux opérations magiques de la finance, elle s'éloigne de plus en plus tragiquement de la vie et des soucis quotidiens de ses habitants. Et pourtant, il y en a qui veulent "plus d'Europe". Si une aire géographique peut s'étendre, un concept fantasmagorique peut-il être sans limites ? Sauf, sans doute, chez les petits esprits...

La question se pose donc : le Titanic est-il sur le point de couler ? Si c'est le cas, cela n'empêche pas les musiciens de continuer à jouer pour rassurer les passagers. Mais une musique aux accords dissonants qui laisse présager un sinistre épilogue à une véritable tragédie.

    Pauvre cité, pauvre philosophie politique !

    Aristote, reviens, ils sont devenus complètement fous !

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