mardi 7 juillet 2015

L'élégance ou le secret d'une vraie prospérité culturelle

    Voici quelques semaines se sont déroulées les traditionnelles journées d'Ascot, en Angleterre, ces célèbres courses hippiques qui font la fierté de la Couronne britannique depuis plus de trois cents ans. En parcourant les clichés photographiques de cet évènement hors du commun, une question m'est venue à l'esprit : comment les Britanniques, en 2015, ont-ils eu l'audace de conserver une telle élégance ? La question posée, il fallait chercher à la résoudre. Non pas dans une perspective so british, mais en répondant à une question plus large,  à la fois philosophique et anthropologique : la société actuelle doit-elle revenir à l'élégance ?

Qu'est-ce que l'élégance ?


   L'élégance est l'harmonie appliquée au mode de vie humain. Il s'agit d'une valeur esthétique, employée en philosophie de l'art. Un concept à bien définir, en évacuant tous les "abus de langage" qui dénatureraient sa signification précise et authentique.

    En effet, pour sortir tout d'abord des clichés bien ancrés, l'élégance n'est pas une vertu anglo-anglaise, un stéréotype de l'outre-Manche, une sorte d'extravagance surajoutée à tant d'autres.  L'élégance n'est pas non plus un caprice d'un autre temps, une sorte d'esclavage imposé par des codes sociaux ou une casuistique vestimentaire dont il fallait nous délivrer coûte que coûte pour trouver une authentique liberté... L'élégance peut être en effet mal comprise ou exagérée, par ses détracteurs comme par certains de ses prétendus défenseurs. Dans son Traité de la vie élégante, Honoré de Balzac donne une étude de mœurs fort instructive sur la vie sociale des années 1830. Il y dénonce notamment ces exagérations, puériles ou hypocrites, du sens de l'élégance. Ainsi, il fustige le dandysme qu'il n'hésite pas à qualifier d'"hérésie de la vie élégante". Entre le dandy, qui pèche par excès, et le snob, qui refuse de rester à sa place, où se trouve finalement la véritable élégance ?

    Pour cibler l'élégance, il nous faut donc sortir de l'hérésie dénoncée par Balzac et nous attacher à ce qu'on pourrait appeler l'orthodoxie du comportement social. Mais qui dit orthodoxie dit règles, canons, usages, formalités, étiquette et autres critères de sociabilité. Laissons de côté, pour le moment, les pourfendeurs de sociabilité, Rousseauistes et consorts, qui sont les premiers à dénigrer toute forme de codification et d'usages sociaux.

Dame à sa toilette recevant un cavalier, par J.-F. de Troy (1679-1752)

    L'élégance s'inscrit dans une dynamique sociale, puisque l'homme est un animal social. Une question du bac posait le dilemme suivant : l'élégance: respect d'autrui ou vanité personnelle ? Une mauvaise conception de l'élégance y verrait avant tout de la vanité, un concept a priori subjectif, une mise en valeur du moi qui se distingue du reste de la société, non comme une distinction respectant les prérogatives et les dignités de chacun, mais comme la création d'une séparation artificielle entre différentes catégories. L'élégance n'est pas l'affirmation d'un moi différent des autres. Il s'agit là de la vanité, de l'amour propre, de l'orgueil humain, qui pourra utiliser l'élégance à ces fins regrettables. Au contraire, l'élégance se place dans la notion de charité, de respect de l'autre. Lorsqu'une femme mariée met une belle tenue, qu'elle sait appréciée de son conjoint, à l'occasion du dîner d'anniversaire de mariage, elle pose un acte de charité conjugale envers son époux.  Elle aurait pu se faire plaisir à elle seule, sans penser à son mari, et pourtant elle a fait l'effort (car sortir de soi-même exige toujours un effort) de penser d'abord à l'autre, quitte à passer plus de temps à s'habiller ou à mettre une robe ou un bijou plus complexe à revêtir. Autre exemple, si je suis invité à un dîner d'affaires important pour mon entreprise, je mettrai mon plus beau costume, quand bien même j'aurais une aversion pour ce genre de vêtements, qui me serrent la taille ou la gorge. J'aurai fait un effort qui servira pour un plus grand bien : l'avenir de mon entreprise.

    Ce sont des exemples bien puérils me dira-t-on. Et pourtant ? N'est-ce pas dans les petites choses du quotidien que se réalise d'abord l'élégance ? Être élégant ne veut pas d'abord dire en mettre plein la vue aux autres, flatter ces messieurs, attirer les regards de ces dames. L'élégance n'est pas non plus une seule question de détails vestimentaires. Si l'élégance concerne le sujet, elle le concerne dans son rapport avec la société. Élégance vient du latin elegans, "qui sait choisir". L'élégance est un acte de la volonté, un choix total qui comprend toute une série de détails.

    L'élégance en cinq détails

Fabergé, l'élégance de l’œuf au pays des Tsars

                      
      Le souci du détail est un facteur essentiel d'harmonie, donc d'élégance. En sculptant un buste ou en peignant un portrait, l'artiste fait attention au moindre détail, car il sait qu'une petite erreur risquerait de tout gâcher. Lorsque nous contemplons les œufs du grand Fabergé, ces chefs-d’œuvre d'élégance au pays des Tsars, le moindre élément est pensé avec une précision extraordinaire.  Dans la vie humaine, le souci du détail a une importance capitale, ce n'est pas pinailler ou s'attacher à ce qu'on appelle péjorativement le superflu. Car le superflu est indispensable pour arriver à l'essentiel ! Imaginez un seul instant une maison ultra-fonctionnelle, qui possède tous les gadgets à la mode, mais qui dont les murs ne sont pas peints, dont le sol n'est pas carrelé, dont la tuyauterie et l'isolation sont complètement mis à nu. Comment cela ? On aurait transformé le Centre Georges-Pompidou en hôtel ? En faisant attention aux détails de son style et de son comportement, l'homme prend le chemin assuré de l'élégance.

    Mais quels sont ces détails ? Le vêtement d'abord. C'est un peu notre carapace extérieure, qui protège l'intimité et la pudeur de notre corps. Le vêtement est une question de culture et d'éducation. Savoir s'habiller n'est pas quelque chose d'inné. Ainsi, un homme sensé ne s'habille pas n'importe comment n'importe où à n'importe quelle occasion. Une chemise à fleurs pour un enterrement est déplacée, un bermuda troué au pot de fin d'année de la société aussi. Ce vêtement est un tout composé de plusieurs parties, qu'il faut ordonner entre elles, rendre harmonieuses. Une cravate jaune ne va pas avec toutes les couleurs de vestes.  Et puis, il y a le code vestimentaire, le fameux dress code d'outre Manche, que nous avons bien souvent oublié sur le continent. Lors d'un mariage, un officier en uniforme pour la cérémonie se mettra en spencer pour la réception. Ah, oui j'entends déjà : "à quoi bon se changer tout le temps, à quoi ça sert ?". Eh bien, je répondrai clairement : ça ne sert à rien, comme laisser le dernier bouton de sa veste défait, se laver les mains avant de passer à table ou changer d'assiette entre le poisson et le fromage. Et bien ça ne sert à rien non plus de passer son temps à critiquer les usages séculaires, qui existaient avant que notre petit esprit existât...

    Un second détail sera l'apparence corporelle. Malgré le vêtement, certaines parties de notre corps sont dévoilées : la tête, les mains et parfois les jambes. Ces parties méritent un soin particulier, sans entrer dans les débats de la mode, qui est autre chose que l'élégance naturelle - nous y reviendrons. On soignera sa chevelure (ébouriffés du matin, dreadlocks habités et crêtes rosées, cela vous concerne), la présentation de son visage (un sourire naturel valant mieux que toutes les crèmes rajeunissantes et rafraichissantes réunies) et la propreté de ses mains (un bon savon ne fait jamais de mal). Evidemment, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas soigner le reste...

    Un troisième détail concerne l'odorat. Parfums et eaux de toilettes, s'ils n'ont pas été inventés pour cacher les mauvaises odeurs, sont essentiels pour ne pas blesser le nez de notre cher prochain. Il ne s'agit pas là d'une fantaisie purement féminine que la gent masculine devrait mépriser par peur d'être taxée de manque de virilité ! Messieurs, que vous soyez avocat ou poissonnier, DRH ou fermier, l'eau de toilette est aussi pour vous. Car mieux vaut au fond sentir Eau sauvage, que le sauvage sans eau...

    Quatrième détail, la tenue corporelle. Il n'y rien de plus absurde qu'un gentleman de carnaval, habillé en queue-de-pie mais se tenant comme un manche à balai. Si vous ne savez pas vous tenir droit, si vous avez l'habitude de mettre les mains dans vos poches ou le petit doigt dans votre péninsule nasale, si vous êtes un maniaque du craquement des doigts ou un onychophage ("onglovore" si vous préférez ce néologisme) impénitent, il est temps de faire un petit effort. Ah oui, c'est difficile, comme diraient certains humoristes politiques, de perdre de mauvaises habitudes, des tics ancrés comme un chêne aux racines centenaires. Mais c'est juste une question de volonté, un sacrifice de notre petit confort individualiste, et surtout un acte de charité envers les autres ! Vous ne savez pas comment faire ? Eh bien s'il n'y a pas de cours de maintien dans votre ville tous les jeudis soirs à 21h, il suffira de trois épisodes de Downton Abbey, et Mister Carson vous aura appris quelques bonnes manières !

Venez donc prendre quelques leçons à Downton Abbey !

    Cinquième détail, last but not least de notre liste non-exhaustive : le langage. Savoir bien parler cela ne veut pas dire restituer à tout bout de champ des tirades de Corneille, ni apprendre par cœur les moindres définitions du Dictionnaire de l'académie. Si le vocabulaire employé dépend d'une bonne connaissance de la langue française, la forme et le fond de notre expression orale, en monologue ou en dialogue, relèvent d'une habitude à prendre, qui ne s'acquiert pas en claquant des doigts. On ne vous demande pas d'être des orateurs ou des acteurs de théâtre, mais tout simplement de savoir parler, d'utiliser un vocabulaire soigné sans être pédant, avec une syntaxe correcte sans être affectée. Bref, être soi-même en sachant s'améliorer. Si on ne demande pas à un charcutier de parler comme en docteur en droit, il n'est pas recommandé non plus de parler comme un charretier. Alors, jurons, gros mots et blagues graveleuses s'abstenir, même si pour certains "ça fait sympa" ou "ça détend l'ambiance". Oui, mais si on s'abstient de parler ainsi à des personnes qui risquent d'en être froissées (on s'en abstient souvent par hypocrisie plus que par délicatesse), pourquoi manquer de charité vis-à-vis de ceux qui vivent dans la vulgarité au quotidien, comme s'ils n'étaient pas suffisamment abreuvés par ce genre de langage ? On n'est pas un jour gentleman et demain ordurier, sinon la schizophrénie vous guette, Doctor Jekyll !

    Nous n'irons pas plus loin dans cette rapide description. L'élégance concrète touche à ce code qu'on appelle le savoir-vivre, au sujet duquel la littérature est suffisamment abondante. Alors si vous voulez en savoir plus sur la manière de boucler vos anglaises, de disposer vos fourchettes à huîtres ou de tenir votre tasse de thé, je vous laisse entre les mains des spécialistes !

    Être ou paraître ?


    Mais là je sens la question-qui-tue du bac de philo : l'élégance n'est-il pas le paraître qui remplace l'être ? Une fois encore, si l'on considère l'élégance comme une réalité superflue, on la rangera dans le camp du paraître. Mais si on la considère comme une valeur sociale qui correspond à une véritable éthique, alors elle touche de très près l'être, comme la chemise effleure la poitrine. La vie sociale n'est pas construite que sur du paraître, sinon elle ne serait qu'une apparence de vie, sans relations interpersonnelles dignes de ce nom. Or, si nous participons du principe que la société existe et qu'elle se fonde sur des relations entre les êtres, toutes les valeurs qui fondent ces relations touchent à l'être de chaque membre du corps social. Depuis de nombreux siècles, l'élégance a sa place dans le domaine des relations sociales. Ce qui est vrai pour Élisabeth II l'était déjà pour Cléopâtre, ce qui est vrai pour le bijoutier du quartier l'était déjà pour le joailler de Marie de Médicis. Seuls les temps ont changé, les mœurs ont évolué, en bien comme en mal, mais l'élégance restera l'élégance ! Ascot 2015 a un incontestable côté édouardien. Si Ascot rompait avec cette tradition, Ascot ne serait plus Ascot.

Élisabeth II, 60 ans de règne, de tradition et d'imperturbable élégance

      Extravagance anglaise ? Non, sens de la tradition. C'est là où nous avançons dans cette continuité existentielle de l'élégance. L'histoire n'est pas qu'une histoire des idées ou des comportements, elle est une histoire sociale, une histoire des êtres humains. L'élégance fait partie de l'histoire. Si certains éléments changent ou évoluent, d'autres demeurent. Nos amis anglais nous donnent une belle démonstration de ce sens de la tradition, ou plutôt de cette fidélité à la tradition. La tradition est l'héritage du passé, de ceux qui nous ont précédé, dans une société, une association, une famille. Ce ne sont pas des idées toutes faites, des préjugés qui nous empêchent de penser et d'agir librement, ce que suggèrent sans vergogne les révolutionnaires de tout poil. Il s'agit de valeurs, de principes et d'usages que nous avons le devoir de transmettre, comme nous les avons reçu, parce qu'ils ont forgé le groupe social auquel nous appartenons, et par conséquent notre propre personne. La tradition fait partie de notre identité. Il suffit de voir la reine Élisabeth : 60 ans de règne, 60 ans de tradition, 60 ans d'imperturbable élégance. La tradition, ce n'est pas juste une question de porter un chapeau haut-de-forme aux garden-parties de Sa Très Gracieuse Majesté ou un kilt aux réceptions du Grand steward d’Écosse. Il ne s'agit pas d'un reliquat de folklore pour amuser une bande d'hurluberlus nostalgiques d'un autre temps. Il est d'autant plus tragi-comique de voir que ces mêmes critiques qui fracassent les traditions populaires de nos pays occidentaux passent l'autre partie de leur temps à faire le panégyrique des civilisations précolombiennes ou à encourager les festivals vantant les usages des Papous ou des Bushmen du Kalahari.

    Mais revenons à la tradition. Une personne élégante ne cherche pas d'abord à se faire plaisir à elle-même, à donner une apparence de soi ou à provoquer l'autre. Si elle est consciente de ce qu'est la véritable élégance, elle aura justement le sens de la tradition. Quand bien même ces éléments de tradition ne servent absolument à rien dans le monde actuel. Qu'importe ? La bougie portée devant l'évêque lorsqu'il lit sur le Missel devrait-elle être remisée au placard sous prétexte qu'il y a maintenant l'électricité ? Les gardes suisses du Pape devraient-ils adopter une tenue plus décontractée qui leur éviterait en plus de perdre du temps à revêtir fraise et crevés hérités du lointain XVIème siècle ? Si on suit cette ligne, on flanquerait tout à la poubelle. Alors ne suivons pas les turpitudes iconoclastes de ces "bouffeurs" de tradition qui n'agissent que par ignorance ou mépris de l'histoire ! La tradition est la tradition. Pour un Anglais, elle se résume dans cette présentation singulière de Mr Steed dans un épisode de l'incontournable série Chapeau melon et bottes de cuir : "Jonathan Steed. British by birth, nature and incarnation". La tradition est incarnée. De même, l'élégance s'incarne dans la personne. Or l'incarnation touche l'être, la nature même du sujet. Elle ne se borne pas aux frontières lointaines du paraître.

Chapeau melon et bottes de cuir, ou ce qu'est l'élégance au cinéma

    L'élégance, c'est la tradition au jour le jour. Elle ne se pratique pas que pour les quelques occasions mondaines de l'année pour lesquelles la bienséance impose notre présence. On n'est pas élégant un jour et vulgaire le lendemain. Évidemment, cela ne veut pas dire qu'il faut sortir en queue-de-pie au supermarché ou aller au match de rugby en souliers vernis. Le dandy qui se prend trop au sérieux n'incarne pas, une fois encore, la quintessence de l'élégance. Car l'élégance est une question d'intelligence, de savoir-vivre et de savoir-faire. Il ne s'agit pas de se ridiculiser en public ou de choquer par une sorte de mépris hautain du commun des mortels. S'habiller en toute simplicité n'exclut pas l'élégance.

    Une question d'intelligence disions-nous. En effet, quelqu'un qui cherche à entretenir son intelligence, à élargir sa culture dans tous les domaines, de quelque milieu social ou intellectuel qu'il soit, sera par contact intellectuel, une personne élégante. L'élégance est une question d'éthique aussi, qui suppose une réflexion sur soi-même et sur son mode de vie. Au fond, il s'agira de rester ce qu'on est, en toute humilité, qu'on soit aristocrate, chef d'entreprise, journaliste, ouvrier d'atelier ou pêcheur. Être soi-même signifie ne pas se prendre pour ce qu'on n'est pas, ne pas glisser sur la pente du snobisme ou d'une condescendance hypocrite. Le pape ne s'habille pas en jeans, la boutiquière ne porte pas de diadème sur sa tête. Chacun doit rester à sa place, c'est la base d'une élégance humble donc authentique. Mais cela n'empêche pas le modeste employé de bien s'habiller pour occasion imposant un certain formalisme. Quant à la véritable condescendance, elle demande avant tout la charité envers l'autre, ne pas susciter en lui de l'envie, de la gêne ou du scandale. Si j'invite un vagabond à déjeuner, je ne sortirai pas l'argenterie et la porcelaine Charles X. Je ne sortirai pas non plus les assiettes en plastique et les gobelets en carton. In medio stat virtus ! A nous de trouver le juste équilibre pour bien accueillir notre invité afin qu'il reparte avec du baume au cœur.

    Pourquoi faut-il résister à l'effet de mode ?

 

    Enfin, il nous faut aborder la question épineuse de la mode et du problème général de la vulgarité dans la société contemporaine. Nous vivons dans un monde aux antipodes des règles de la bienséance et donc de l'élégance. Nous ne pouvons pas compter par le menu les sinistres démonstrations de la vulgarité ambiante. Une encyclopédie des horreurs ne suffirait même pas.

    Il ne faut donc pas confondre, pour commencer, l'élégance et la mode, et ne pas dire comme certains : "Cette femme est élégante", sous prétexte qu'elle est à la mode. Il ne faut pas non plus délibérément opposer l'élégance avec une certaine conception de la mode, sinon les élégants seraient les out ("démodés" en anglais) en face des in !

    Définissons. La mode peut se définir comme une habitude collective, sinon comme un usage passager qui dépend du goût ou du caprice. Plus souvent, on dira qu'il s'agit d'une habitude collective et passagère. Cette définition nous semble la plus claire pour préciser la conception contemporaine de la mode. Ces trois éléments distinguent clairement la mode de l'élégance.

    Premièrement, la mode est une habitude, c'est-à-dire une manière de se comporter et d'agir acquise par une certaine répétition d'actes. L'habitude est une sorte de routine, de répétition d'automatismes. Au contraire, l'élégance est un habitus, à savoir une capacité perfective de la faculté dans laquelle elle s'enracine (intelligence et volonté) et qui manifeste l'épanouissement de l'être dans l'agir. L'habitus réalise un perfectionnement de l'être. Si l'habitus s'acquiert par une répétition d'actes, il finit par "se fondre" dans la nature de l'individu pour commander, presque instinctivement, l'agir humain.  Ainsi, par exemple, la politesse peut être une habitude employée en société pour se faire bien voir, et qui échoue au moindre "souci technique". Par une sorte de réflexe, on ne manquera pas de sortir un juron si le valet de Monsieur le comte renverse par mégarde une coupe de champagne sur notre belle veste, sortie à peine de chez le tailleur. La force de la mauvaise habitude... Par contre, si la politesse est un habitus, la terre aura beau trembler et la bouteille de champagne se vider jusqu'à la dernière goutte sur notre tête, nous resterons calme et courtois. Stoïcisme ? Non, bienséance.

    Deuxièmement, la mode est une habitude passagère. Elle évolue dans le temps, à une vitesse de plus en plus rapide dans une société de consommation qui franchit le mur du son. Ainsi, on se change sans cesse, du tailleur de printemps au cocktail de l'été. On ne sait plus où donner de la tête pour rester in ! Printemps, été, automne, hiver, et les années qui passent par-dessus le marché. Sans compter les modes d'ici, et celles d'ailleurs. Publicités, catalogues, magasins illuminés, rien n'arrête les générateurs de la société de consommation. Qu'importe qu'on nous parle de crise économique, l'habitude consumériste est comme une drogue : ma carte visa pour un polo Abercrombie & Fitch ! Mais voilà, le passager nous inscrit-il dans la réalité ? Quand on nous rebat les oreilles avec le développement durable, l'écologie durable, l'économie durable, il semble que la durée a laissé sa place à l'instantané. Au fond, un tee-shirt Guess c'est un peu comme un tweet. Et le réel, dans tout ça ? Evaporé sans doute, comme le compte en banque ! L'élégance, au contraire, est économe, elle regarde à la dépense, elle a les yeux fixés sur demain. Mieux vaut investir dans du beau qui dure que dans ce qui après-demain sera déjà à mettre au placard.
 
Sir Charles Watson, par Pompeo Batoni (1708-1787)

    Troisièmement, la mode est une habitude collective. Au fond, il faut faire comme les copains pour ne pas trop se distinguer. Mais reste-t-il quelque chose de notre personnalité, de ce qui fait notre singularité ? Ou notre être doit-il disparaître sous les affûtiaux d'un on qui ne représente personne ? "Mes camarades ont les nouvelles baskets Y qui clignotent, je veux les mêmes !" tonne l'enfant inquiet (déjà !) de sa notoriété. Et les parents souvent d'abdiquer parce qu'il sont soumis à ce même esclavage de l'instantané collectif. L'élégance, au contraire, ne cherche pas l'imitation pure et simple. Les codes vestimentaires, linguistiques, comportementaux sont déjà là, à quoi bon chercher autre chose ? Il suffit de rester à sa place et de faire ce qui s'est toujours fait. On nous répondra : cela n'est-il pas au fond manquer de personnalité  que de se soumettre à une telle codification ? Non, parce qu'au fond, chacun doit vérifier à rester à sa place, à revêtir ce qui convient à son état et à ses capacités. Alors que la mode nous fait souvent viser une prétendue distinction qui nous dépasse. En somme, une forme de snobisme en évolution permanente. L'élégance, c'est le respect des traditions, quand bien même certaines ont pu changer au fil du temps. On ne va pas sortir dans la rue en pourpoint renaissance ou en culottes du XVIIIème siècle. Si comme la musique ou la peinture, le langage et le vêtement ont connu une certaine évolution, cette évolution reste homogène. Il n'y a que la rupture contemporaine, celle du refus des règles et de ce qu'on qualifiera ironiquement d'académisme, qui instaura l'hétérogénéité. On le voit dans l'art, on le voit aussi dans le langage et les goûts vestimentaires, où le subjectif l'emporte pleinement sur l'objectif.

    L'effet de mode est donc quelque chose de pernicieux. Sous prétexte de mettre en valeur chaque individu et de l'intégrer dans le corps social, elle en fait le mouton de Panurge d'une sorte de moulage sociologique. Entre le jean troué, les gros mots à volonté et les cheveux peinturlurés, nous ne pourrions donner une liste exhaustive de ces exubérances contemporaines. L'objectivité du beau n'a plus sa place, il l'a cédée à la subjectivité d'un égocentrisme parfois teinté de provocation. Il suffit de jeter un œil distant sur les étalages du tapis rouge de Cannes pour s'en rendre compte... De plus en plus, même, l'indécence devient une vertu contemporaine et ses tenants n'ont même pas peur de choquer, de scandaliser. Bref, un musée des horreurs que la plupart des défilés de mode, les rues des villes et les vitrines de magasins, alors qu'en d'autres temps, pas si lointains que ça, la France brillait par le charme de ses habitants.

Des pièces de musée ? Non, une rue de Paris en 1940...


    Nous voyons malheureusement beaucoup d'adeptes de la mode pour la mode, sans regard critique objectif, sans discernement profond. "L'homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot" écrivait Balzac dans son Traité de la vie élégante. Oui, la sottise de croire qu'on affirme son moi en se fondant dans la masse non pas d'un nous constructif mais d'un on indistinct et insipide. Au contraire, l'élégance fait plus que jamais, à une époque où règne la culture du jetable, œuvre d'intelligence et de sagesse : "La vie élégante n'exclut ni la pensée, ni la science ; elle les consacre" continue Balzac. L'intelligence touche à notre existence profonde. Si la mode est en devenir permanent, l'élégance conserve des principes inaliénables ; si la mode nous attache à l'instant, l'élégance nous fait vivre dans le temps ; si la mode est dans la tendance, l'élégance est dans la permanence ; si la mode sert bien trop souvent les passions et les sens, l'élégance élève notre esprit et permet aux autres de s'élever aussi. Elle fait donc œuvre d'édification sociale.

    En cette époque où plusieurs voix s'élèvent pour remettre en cause le modèle usé et rouillé de la société de consommation de la post-prospérité, je pense que l'élégance a sa place, elle sera même un puissant remède qui nous permettra de revenir à l'essentiel dans notre vie personnelle et sociale. Un changement de mode de vie ne peut être sain s'il ne garde pas en lui les valeurs traditionnelles qui ont toujours fait œuvre de civilisation, elles-mêmes fondées sur les trois principes fondamentaux : le beau, le vrai et le bien. Ainsi, l'élégance fait œuvre de civilisation, comme elle l'a toujours fait, en toute société qui se respecte. Mais surtout, elle ne se pratique pas qu'au palais de Fredensborg ou à Downton Abbey, elle ne s'enferme pas dans les soirées d'ambassades ou dans les garden-parties : elle doit inspirer notre vie de tous les jours, elle doit faire rayonner notre quotidien. Elle doit aider les âmes à quitter la torpeur de la médiocrité, pour élever l'intelligence vers des réalités qui demeurent. Elle doit relever les sociétés pour restaurer cette authentique prospérité qu'est la prospérité culturelle. Il en est bien temps !

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