samedi 11 juillet 2015

Le Caravage : La vocation de saint Matthieu


Le Caravage, maître incontestable du baroque italien         


       Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571-1610), dit Le Caravage, est l'un des maître les plus célèbres du baroque italien. Sa courte vie - il est mort à seulement 39 ans, achevée dans l'exil à la suite d'un duel, n'a pas empêché sa figure de subsister comme celle d'un artiste incontournable de la peinture italienne. Formé à Milan par le peintre Simone Peterzano (1540-1596), élève du Titien et maître de l'école lombarde, le jeune Michelangelo manifesta très tôt sa préférence pour l'art du portrait. Il fut aussi influencé par Giovanni Savoldo et les frères crémonais Campi, notamment dans leur manière d'employer les contrastes entre clair et obscur. L'effet de contraste sera un élément récurrent et distinctif dans l’œuvre du Caravage et de ceux qu'on appellera, à sa suite, les Caravagesques. Pénétré de foi chrétienne, notre artiste veilla, dans l'élan de la réforme tridentine, à mettre en évidence la simplicité de la vie quotidienne, à travers les personnages et les lieux qu'il représenta, tant dans ses œuvres religieuses que profanes. Il s'adonna ainsi particulièrement à la peinture de genre, touchante représentation de la vie sociale de son temps.

          En 1593, il intégra l'Accademia di San Luca, confrérie d'artistes fondée par le peintre Federigo Zuccaro (1542-1609), le célèbre maniériste. Rappelons que le maniérisme est ce mouvement artistique, fondé sur la peinture de Raphaël et de Michel-Ange, qui connut un grand succès dans l'Italie du XVIème siècle. Ce fut alors l'époque romaine des grandes commandes effectuées par cardinaux et prélats de Curie. Son principal commanditaire fut le cardinal Francesco Maria Bourbon del Monte (1549-1627), alors représentant du grand-duc de Toscane à Rome, un passionné des arts et des sciences.  Les plus grandes œuvres du Caravage datent de cette période : La diseuse de bonne aventure (1594), Les Tricheurs (1594-1595), et surtout la grande commande réalisée pour la chapelle Contarelli de l'église Saint-Louis-des-Français. Entre 1599 et 1602, le Caravage réalisa les trois grandes toiles qui ont fait sa renommée. Il s'agit de trois représentations de la vie de saint Matthieu, patron du cardinal français Matthieu Cointerel (dit Matteo Contarelli), décédé en 1585 et mécène de la restauration de l'église française de Rome : La Vocation de saint Matthieu, Saint Matthieu et l'Ange et Le Martyre de saint Matthieu. Ce projet ne fut pas de tout repos et essuya les plus virulentes critiques, à tel point que l'artiste dut se résoudre à recommencer Saint Matthieu et l'Ange, la peinture centrale de la chapelle. L'école académique était particulièrement hostile à une forme de naturalisme employée par le Caravage pour exécuter ces peintures proprement religieuses. 

          Malgré ces difficultés, la notoriété du peintre, soutenu par son protecteur, le cardinal del Monte, lui valut un grand succès auprès d'une partie du clergé et de l'aristocratie romaine. Cela n'empêcha pas malheureusement la jalousie de ses ennemis, qui n'hésitèrent pas à salir sa mémoire après sa mort. Déjà impliqué dans des rixes, l'artiste blesse mortellement au cours d'une bagarre un jeune noble romain, en 1506. Condamné à mort par contumace, il se réfugia à Naples, puis à Malte, où il fut nommé chevalier avant d'être radié à la suite d'une nouvelle rixe. Il s'enfuit en Sicile, puis revint à Naples, avant de regagner Rome, ayant obtenu la grâce du pape. Il mourut sur le trajet en juillet 1610. Pendant ces quatre années de pérégrinations forcées, il continua d'employer son art au service des grandes familles et du clergé locaux. 
        
        Malgré ces nombreuses critiques dont il fut l'objet, même après sa mort, le Caravage demeure un des maîtres incontestables du baroque italien. Penchons-nous, pour illustrer son œuvre, sur l'une des scènes les plus célèbres de l'histoire de l'art : la Vocation de saint Matthieu.

La Vocation de saint Matthieu


        Achevé en 1600, ce premier tableau du triptyque du Caravage sur la vie de saint Matthieu relate la vocation, c'est-à-dire l'appel (vocare, appeler) du publicain de Capharnaüm par le Christ. Matthieu ou Lévi était un collecteur d'impôts jusqu'au jour où Jésus, passant près de lui, l'appela à le suivre pour en faire un de ses apôtres. Matthieu laissa là sa table et son argent et prit la suite du Christ : "Étant parti de là, Jésus vit un homme, nommé Matthieu, assis au bureau de péage, et il lui dit : "Suis-moi". Celui-ci se leva, et le suivit." (Matthieu 9, 9). C'est cet évènement fondateur dans la vie de ce grand apôtre, qui fut aussi l'un des quatre évangélistes, que le Caravage a voulu immortaliser à travers une scène des plus réalistes.

        La scène est fixée à l'intérieur d'une pièce sombre disposant d'une fenêtre. Toutefois l'éclairage de cette salle vient de la droite du tableau, semble-t-il d'une porte entrouverte ou d'une autre fenêtre non visible. En tout cas il s'agit d'une lumière inconnue, qui représente la lumière divine. C'est à droite aussi, sous le faisceau lumineux, que le peintre a placé la personne du Christ, dont seuls la main et la tête, surmontée d'une légère auréole, apparaissent. Son regard et sa main tendue désignent Matthieu, assis à sa table de collecteur, entouré de quatre autres personnages. L'expression du visage du Christ, empreinte de douceur et de fermeté, et sa main délicatement tendue, exprime le choix de Dieu qui se porte sur cet homme d'argent, plus préoccupé par son gain que par sa fidélité au Seigneur. Cette main tendue rappelle aussi le geste créateur de Dieu le Père, immortalisé par Michel Ange dans la fresque de la chapelle Sixtine : la communication entre la divinité et l'humanité. Le Christ confirmera son choix face aux pharisiens, qui dénonceront plus tard sa présence chez les publicains et les pécheurs : "Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs" (Mt 9, 13). Près du Christ, cachant le reste de son corps, se trouve un homme d'âge mur, un bâton à la main, tendant la droite vers Matthieu. Il s'agit de saint Pierre, le futur "prince des Apôtres", ce pêcheur de Galilée choisi par Jésus pour diriger le collège apostolique, et qui sera le premier pape. Sa présence à ses côtés annonce la présence de l’Église, "épouse du Christ", qui, à sa suite, fera œuvre de conversion et appellera ceux qu'elle aura choisi pour être ses ministres.

       
       Si la lumière extérieure passe au-dessus du Christ, une autre lumière semble venir du côté pour éclairer sa personne, située pourtant dans la pénombre, sous le rayon lumineux. Ce double jeu de lumière extraordinaire éclaire la scène de la table, au fond de la sombre pièce. Il s'agit là du leitmotiv du Caravage, le clair-obscur, qui joue sur les effets de l'ombre et de la lumière pour mettre en valeur certains éléments importants du tableau. Dans les tableaux religieux, cette lumière exprime proprement la présence divine, son action surnaturelle. Cette technique, particulièrement utilisée et développée par le Caravage, fera école dans ce courant artistique qu'on appellera le caravagisme, qui perdurera pendant la première moitié du XVIIème siècle, notamment en Hollande, au sein de l'école d'Utrecht (Dirck van Baburen, Gerrit van Honthorst, Hendrick Ter Brugghen). 
         
        Le groupe de publicains, autour de la table, a été surpris par la présence de Jésus. Sauf Matthieu et son voisin à lunettes, tous ont tourné leurs regards étonnés vers le Christ. Il s'agit d'hommes riches, à en juger par la qualité de leurs vêtements, ce qui tranche nettement avec les habits plus humbles du Christ et de Pierre. Nous avons aussi affaire ici à un exemple d'anachronisme, particularité de la peinture italienne de la Renaissance et des styles postérieurs par laquelle les peintres voulaient actualiser les thèmes de l'Antiquité qu'ils reproduisaient. Si les vêtements de Jésus et de l'apôtre sont caractéristiques de leur époque, ceux des publicains sont typiques de la fin du XVIème siècle (pourpoint, bas, haut-de-chausse, chapeaux à plumes), sans parler des lunettes d'un d'entre eux ! Les couleurs et le style rappellent d'autres tableaux du Caravage, comme Les Tricheurs ou La diseuse de bonne aventure. Ce jeu d'anachronismes est là pour placer le spectateur hors du temps afin de mieux pénétrer la scène évangélique mise en peinture.

Les Tricheurs, du Caravage
 
        Sur la table sont disposés les instruments de la profession : bourse, encrier, feuilles de papier, et quelques pièces dont certaines sont serrées entre les doigts de la main droite de Matthieu. A gauche de la scène se trouve un jeune homme, recourbé, les yeux fixés sur la table, qui ne se préoccupe pas de la présence de Jésus. Près de lui, debout et penché vers la table, la main droite vissant ses lunettes, un vieil homme est plongé lui aussi vers les pièces d'argent. Au centre, Matthieu, avec sa barbe fournie, est vêtu d'un riche pourpoint rouge et jaune. Son visage lumineux et ses yeux brillants sont absorbés par le regard de Jésus ; il semble transfiguré par ce mystérieux rayon qui l'illumine. Il semble aussi surpris, comme s'il disait : "Moi ?", tout en comprenant bien que le Christ le désigne. Si sa main droite est attachée aux pièces, il se montre lui-même de la main gauche : il est partagé entre deux sentiments, entre deux attitudes, l'attachement aux biens de ce monde ou celui aux réalités divines.


        A gauche de Matthieu, un jeune homme au pourpoint jaune et rouge, appuyant son coude sur Matthieu, semble sourire comme s'il se moquait de la présence du Christ. Son voisin, vêtu d'un pourpoint blanc et noir, a tellement été surpris qu'il s'est entièrement tourné vers Jésus, à cheval sur son banc. Il semble presque prêt à mettre la main à la garde de son épée. Le geste de Pierre semble l'avoir arrêté dans son mouvement, ce qui n'est pas sans faire penser à la scène du jardin des Oliviers, lorsque le Christ, arrêté par les soldats du Grand Prêtre, ordonne à l'apôtre de remettre son épée au fourreau.


        Dans cette scène figée par la surprise, comme un cliché pris sur le vif, le Christ attend la décision de Matthieu. Il s'agit d'un instant qui n'est rien d'autre que l'instant divin : l'appel de Jésus, c'est la grâce divine de conversion et de vocation qui touche le cœur et l'âme du publicain. Conversion d'un pécheur, d'un homme attaché à l'argent, qui va tout abandonner pour suivre le Christ dans la pauvreté ; vocation d'un homme qui va offrir sa vie, jusqu'au martyre (troisième volet de la série du Caravage) au service de l’Évangile. Le Christ connaît déjà la réponse : sa jambe gauche est tournée vers l'extérieur, il est prêt à partir, il sait que Matthieu va le suivre immédiatement. Tout se résume dans le double geste du Christ et de Matthieu, dans leurs regards : c'est le choix de Dieu qui l'emporte et transfigure la liberté de l'homme en la mettant au service du bien.



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